Le flow, un état d’absorption totale par une tâche, garantirait un sentiment de joie optimale. Décryptage de l’antithèse du slow. Par Corinne Thébault dans Madame Le Figaro
Ne cherchez plus à atteindre le Nirvana, le Graal, ni à vous prélasser dans le slow, cette douce injonction à contempler le monde alangui sur un sofa… La sensation de bonheur intense est désormais dans le flow. Dans son dernier ouvrage, Les Chemins de la joie, qui vient de paraître chez JC Lattès, la psychothérapeute Isabelle Filliozat nous invite à expérimenter la « joie optimale », ce que les Anglo-Saxons nomment le flow.
Une « attention sélective »
À ne surtout pas confondre avec le flou, le flow est provoqué par un état de concentration maximale, d’absorption totale dans une tâche à accomplir au point d’oublier le fait même d’exister. Les plus aptes à éprouver cette émotion sont les athlètes de haut niveau. Régis Boxelé, médecin du sport à Paris, connaît bien ce phénomène par les confidences des champions dont il prend soin : « Un très grand gardien de but français de handball m’a décrit ce moment de “transe” où il lui a semblé que les balles étaient ralenties et les arrêts, plus simples. Ou encore cet ancien champion du monde de squash qui se souvient, en pleine finale, d’avoir eu le sentiment de flotter au-dessus du court et donc d’anticiper tous les coups de l’adversaire, ce qu’il a fait. Pour y parvenir, il faut des années et des années d’entraînement avec des gestes presque automatiques. »
Dans le flow notre corps peut oublier la sensation de faim
La légende du football brésilien Pelé toujours considéré comme le meilleur joueur de tous les temps, évoque dans sa biographie ce que les sportifs préfèrent baptiser la zone : « J’ai eu l’impression de pouvoir courir une journée entière sans fatigue, de pouvoir dribbler à travers toutes leurs équipes, que je pouvais presque leur passer à travers physiquement. » Puissent les buteurs de l’équipe de France de football être touchés par cette grâce dans quelques jours à l’Euro 2016…
« Grâce » n’est d’ailleurs pas le mot le plus adéquat, car ce pic de performance n’a rien de surnaturel. Yves Agid, directeur scientifique de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), nous en décrit les ressorts biologiques : « Pour les spécialistes du cerveau, le flow se nomme l’attention sélective. Cette attention sélective sur une tâche précise, que ce soit un texte à écrire ou la course du 100 mètres au championnat du monde, est générée, gérée et contrôlée dans le cortex frontal, cette partie du cerveau plus développée chez l’homme que chez l’animal. Le neuromédiateur qui entre en jeu pour son bon fonctionnement est la noradrénaline. Nous l’avons très bien observée dans le cerveau des étudiants adeptes des amphétamines pour augmenter leurs capacités dans ce domaine. »
Des purs moments de joie
Mais quid de ce flow pour la coureuse du dimanche, la travailleuse acharnée interrompue par des e-mails, des réunions, ou pour la mère de famille Shiva en état d’hypervigilance… avec pour seul dopant un paracétamol de temps à autre. Isabelle Filliozat est formelle, nous pouvons tous expérimenter le flow : « Il suffit d’observer un enfant capable de jouer des heures aux Lego ou ces adultes qui redécouvrent les coloriages antistress. On oublie le temps qui passe, on ne cherche pas à produire à tout prix, on s’absorbe dans la tâche. Parfois, on n’entend plus les bruits extérieurs, il faut nous arracher à notre travail pour venir dîner. Car dans le flow notre corps peut oublier la sensation de faim. » Le célèbre psychologue hongrois Mihály Csíkszentmihályi (prononcez en anglais Cheek-sent-me-high) a, le premier, théorisé le flow dans les années 2000.
Pour identifier les purs moments de joie de l’être humain, il a interrogé 8 000 personnes d’éducation, de culture et de niveau social différents à travers la planète : bergers navajos, pdg les plus brillants, moines dominicains, alpinistes himalayens, compositeurs de musique… Ses conclusions développées dans son livre « Vivre » (éd. Pocket) se résument en neuf points : « Pour entrer dans le flow, ressentir cette joie optimale, il faut se situer entre l’état d’excitation et de contrôle. La tâche entreprise est un défi, elle est réalisable mais demande une concentration profonde. On s’implique complètement sans percevoir l’effort comme une douleur, le souci de soi (l’ego) disparaît au profit du sens de soi, les heures deviennent des minutes, on a le sentiment de contrôler pleinement son action, d’en être totalement responsable. »
Le flow au travail
Pour ressentir la joie, l’homme a besoin d’être en mouvement.
Point de paresse, ni de confort dans cette expérience-là, le flow, pour se produire, rappelle Isabelle Filliozat, a besoin de deux clés : la liberté et le temps. Ainsi, dans le monde du travail, les organisations taylorisées ont précisément ôté au salarié toute possibilité de flow professionnel : fabriquer une partie de pièce en un temps limité, sans contrôle sur l’ensemble du processus, sans défi à relever et sans liberté de créer, ne peut permettre à chacun de se réaliser. Pour favoriser le flow au travail, Mihály Csíkszentmihályi recommande des espaces sans tables, quelques chaises, les réunions se tiennent principalement debout en se déplaçant. « Nous avons une certitude, nous ne pouvons être pleinement heureux assis, dans la passivité, précise Isabelle Filliozat. Pour ressentir la joie, l’homme a besoin d’être en mouvement. »
Aux États-Unis, « sitting is a new smoking » est le nouveau mantra des médecins contre le surpoids et contre l’avachissement mental. Outre-Atlantique sont nées les premières écoles « debout » pour impliquer les élèves dans l’apprentissage. Les études montrent qu’en position debout un enfant gagne sept minutes de concentration et d’attention par heure de cours. Tant de professeurs en rêvent !